Saturday 1 June 2013

                   Photo de la Chapelle de King's College, Cambridge, Février 2013. P. B.


"Cambridge frissonnait sous la neige que la nuit maculait d'une étrange noirceur..." Ainsi commence un de mes romans d'hiver sur Cambridge, son université et ses dédales se ramifiant tant dans l'espace que dans l'histoire avec des cortèges de croyances et parfois même de regrets.

Je prends la décision de créer ce blog pour partager mes écrits (nouvelles et extraits de romans,  chansons, photos). Le monde de l'édition semble être une terre entourée de murailles où seuls des mots -des mots de passe- peuvent tailler une brèche et vous donner l'espoir d'être lus. Mon premier roman "32 ou Sous les paupières fermées d'un ange"a failli être accepté par Belfond et Gallimard a mis mon manuscrit en lecture.... Mais un non est un non aussi joliment empaqueté soit-il. N'ayant envoyé le manuscrit qu'à trois éditeurs, je ne perds pas espoir! En attendant, je vous offre ces quelques mots...




J'ai quitté Toulouse il y a 15 ans pour venir faire mon terrain de recherche en Anthropologie Sociale en Angleterre. Mon directeur de thèse à l'Ecole des Hautes Etudes m'avait pourtant suggéré la Sicile, les collines de Toscane...plutôt que trois ans à arpenter les landes du Yorkshire, à contre-vent, dans les bourrasques. Je dois avouer que les charmes d'un étudiant anglais, mignon à croquer, avaient peut-être influencé mon choix et ont largement compensé les températures polaires. Houlden étudiait le français à l'Université de Leeds. Après un an, j'ai pu avoir la certitude qu'il ne me fréquentait pas seulement pour accéder à des cours de conversation française gratuits. Nous nous sommes fiancés et le hasard nous a conduit à Cambridge.


"Comme s'en vont les écrevisses, à reculons, à reculons..."

 C'était en fait pour moi comme un mauvais pèlerinage. Les saules le long de la rivière Cam m'ont peut-être vaguement reconnue. A 19 ans, je m'étais en effet enfuie de Toulouse pour rendre visite à mon petit-ami d'alors étudiant à Cambridge. Ryanair n'existant pas encore - et était-ce vraiment une mauvaise chose- le prix d'un billet d'avion Blagnac-Londres revenait terriblement cher pour une étudiante. De plus mes parents -et comment pourrais-je maintenant leur en vouloir- refusèrent de financer le voyage. C'était moins une question d'argent que de principes. Ils ne voulaient tout simplement pas que j'y aille.

 Devant économiser la somme qui m'était versée chaque semaine, j'ai écrit quelques dissertations pour des amis contre des repas, avalé un nombre incalculable de salades de riz et de pâtes, jusqu'au mois de Février où la somme recueillie fut enfin suffisante. Pour faciliter mon échappée, ma co-locataire a prétendu que notre téléphone ne fonctionnait pas (l'ère des téléphones mobiles n'avait pas encore sonné). J'ai préparé des lettres pré-datées qu'un ami devait poster à ma famille pendant mon absence et quant à ma carte bancaire (de La Poste) je l'ai prêtée à un autre ami le plus riche de bande (son père étant millionnaire, je m'étais dit qu'il ne risquait pas de me soutirer les 200 francs qui languissaient sur mon compte en banque). Et je me suis envolée, en secret, le coeur battant. 

Le petit-ami en question m'attendait, le col de son par-dessus remonté jusqu'aux oreilles au pied d'un platane sur Drummer Street, la rue des dépôts de bus. C'est d'ailleurs quelques secondes plus tard, au pied de ce même platane, qu'il m'annonça qu'il voyait une autre fille. La nouvelle fut aussi mordante que le froid qui incisait la grisaille. Je glisserai peut-être la suite de cette anecdote dans une de mes nouvelles, de mes romans, prêtant mes soupirs à telle française un peu naïve arrivant un soir d'hiver à Drummer Street. 

Devant attendre deux semaines avant de pouvoir utiliser mon billet retour, j'ai parcouru Cambridge, ses collèges, ses bibliothèques, certaines vieilles de 800 ans, ses ruelles enneigées, ses pubs aux lampes de cuivre amarrées aux murs de briques... Si quelques larmes déformèrent ces premières images, vite mes yeux se sont séchés; je compris, que mes efforts, cette envolée secrète trouvaient une raison autre mais sublime mais je ne savais pas encore laquelle. Et je peux dire maintenant que j'ai trouvé bien plus que ce que j'étais venue chercher.

Le passé à mes trousses

Dix ans plus tard, Houlden me téléphone. Je m'étais absentée pour voir mon directeur de thèse à Toulouse. Houlden m'annonce qu'il a trouvé un poste à Cambridge. Qu'il m'attend. Il m'attendit en effet. Et le hasard voulut que cela soit sous le même fichu platane, à Drummer Street. Pendant quelques instants, je restai sur mes gardes, suspectant que quelque fille à la peau tendre  serait rentrée dans sa vie récemment. J'observais résolument ses lèvres. Il n'en fut rien. Cambridge était encore là avec son même vent de l'Oural balayant les pelouses. Peu à peu l'idée d'écrire des romans, des nouvelles sur cette ville me prit, comme la réponse à tous ces frissons lorsque je parcourus cette ville, dix ans plus tôt pour la première fois.

Une étrange carte postale

Un jour je trouvai dans un magasin de livres d'occasion, The haunted book shop ( la légende veut qu'il soit hanté par le fantôme d'une femme embaumant encore un parfum de violette) une vieille carte postale montrant des étudiants d'un des collèges de l'Université, King's college. C'était les années soixante-dix. Ils portaient un brassard noirs et sur leurs épaules, reposait un cercueil vide: derrière eux se déroulait un cortège. Au dos de la carte postale figurait le slogan : "Les femmes sont admises à l'Université de Cambridge. Nous enterrons l'Université".  Ainsi a commencé à naître mon idée de roman "32. Sous les paupières fermées d'un ange" qui révèle la lutte interminable menée par de brillantes jeunes femmes et des hommes afin que l'Université de Cambridge accepte d'éduquer des étudiantes. Lorsque j'appris qu'il avait fallu attendre 1989 pour que le dernier collège de Cambridge accepte d'ouvrir ses portes aux étudiantes, le sujet de mon premier mystère fut tout trouvé...

Voici quelques extraits... Mes photos sont là pour illustrer les décors hivernaux devant lesquels se faufilent mes personnages.



I.                     Cambridge frissonnait sous la neige



   Peut-être défaisaient-ils l’Amour pour le plaisir de le refaire. Les querelles, les déceptions, succédaient à leurs caresses. Ce rituel, bruyant jadis, sans avoir perdu de son intensité, avait égaré ses notes ; c’est sans mot dire qu’elle s’endormait et qu’il s’allongeait sur le sofa où le sommeil le bouderait encore pendant plusieurs heures.
       — Alec, tu n’oublieras pas ? l’avait-elle supplié au petit matin, sur le pas de la porte ; son visage tendu surgissait d’un long manteau de laine.
­— Je ne t’oublierai pas, avait-il marmonné au fond son lit de fortune.
Les cloches de l’église Saint Andrew’ s venaient de sonner 6 heures.
— Non, elle, Alec, elle…tu ne l’oublieras pas ? insista Mary.
— Ma chérie… comme si les Morts nous donnaient vraiment le choix ! Ils s’agrippent à notre mémoire…. après tout, qu’est-ce qu’il leur reste bien d’autre à faire ?


Cambridge frissonnait sous la neige que la nuit maquillait d’une étrange noirceur. Quelques réverbères incisaient, ça et là, les ombres emmitouflées des passants.
— Suivez-moi, fit le Professeur Alec Leedham lorsqu’il vit enfin arriver son collègue. Aucun lieu n’est vraiment sûr.
   Il le tira par la manche et l’éloigna du pub devant lequel les deux hommes s’étaient donnés rendez-vous.
— Où que j’aille, il y en a toujours un pour venir me harceler, grommela t-il  en lui lâchant le bras.
— « Un », Professeur ? demanda Christophe, trop content que son supérieur ne lui fasse pas remarquer son retard.
— Un étudiant … ils sont partout.
— Ah !  fit le jeune français avec un sourire.
   Il ne trouvait rien d’étonnant à cela. L’Université de Cambridge se ramifiait dans tant de quartiers qu’il était impossible de savoir où commençait et finissait la faculté. Les étudiants étaient partout : à bicyclette, quelques livres dépassant d’un panier en osier agrippé au guidon, à pied, longeant les murs des Colleges frôlés depuis 800 ans par leurs prédécesseurs, ou encore engoncés dans des fauteuils de cuir râpé au fond d’un pub qui abriterait, ce soir là, leur ivresse. Mais ceux que fuyait le professeur Leedham étaient de la race des enthousiastes, des passionnés, ceux qui poussaient le vice jusqu’à héler leurs enseignants dans les parcs ou les boutiques, sur les ponts ou dans les cafés. Il les reconnaissait de loin : à travers les vitres de verres déformants, comme des culots de bouteilles, il apercevait leurs silhouettes menaçantes.

   Les deux hommes enfonçaient leurs pieds dans la neige qui tombait depuis bientôt trois jours sur la ville. Quitte à se rompre le cou, Christophe était monté la veille au soir sur le toit de la chapelle dont s’enorgueillit le collège de St John ; là, sous son grand parapluie noir il avait observé la danse nonchalante des flocons sur la dentelle de pierre qui bordait la crête des collèges. C’était aussi beau qu’il l’avait imaginé. Il était arrivé à Cambridge l’année précédente au début de l’automne. Drummer Street, la rue des dépôts de bus, fourmillait de monde. Personne ne l’attendait sur le trottoir ; qu’importe. Il était là et rien n’allait gâcher cette expérience. La trentaine encore balbutiante, il avait enfin décroché un contrat de trois ans dans ce lieu qui, malgré le spectre pesant des habitudes, conservait jour après jour un charme indélébile, comme si Collèges et ruelles, plusieurs fois centenaires, octroyaient aux passants quelques miettes de leur éternité. 
— J’aurais dû prévoir que le Maypole présenterait quelques dangers, marmonna le Professeur derrière ses demi-lunes. C’était un pub mieux fréquenté dans le temps…bien moins d’étudiants. Espérons que le Mitre sera plus accueillant. La bière y est un peu chère, alors il nous reste de l’espoir...
   Il enfonça son chapeau en cuir noir sur les crans poivre sel qui adoucissaient son visage émacié, tâtonna dans une poche de son pardessus pour en retirer sa pipe de bois sombre. Il réprima un soupir de satisfaction.
L’échine à peine courbée par trop de lectures, il longeait maintenant le muret qui ceinture l’Eglise Ronde, juste en face de son college. St John’s. Christophe lui emboîtait le pas. Son regard embrassa le temple circulaire qui l’intriguait depuis son arrivée. Aucune arête le long de la paroi ; rien pour accrocher sa foi. Ou ses doutes, pensa t-il.
 Christophe ne connaissait le professeur que depuis un an à peine et il n’avait pas encore décidé si ses façons rendaient son aîné de vingt ans franchement antipathique ou presque attachant. Il fallait dire que les circonstances expliquaient, du moins en partie, la nervosité de Leedham. Cependant, Christophe se demandait pourquoi cet homme avait tant insisté pour le voir aujourd’hui même.  Le Professeur avait été un des rares à s’opposer à sa candidature, lui préférant un candidat interne et si atomes il y avait entre les deux hommes, ils n’étaient pas crochus.
Après vous, fit Leedham en ouvrant la porte du Mitre.
   Debout dans l’embrasure de la porte, Christophe fit un rapide tour d’inspection. Les pubs avaient encore pour lui une magie calfeutrée : les poutres apparentes, les planchers usés par des générations de buveurs et de serpillières, les barriques et la panse du serveur rebondies derrière le bar…  Des bouteilles de liqueurs en tout genre alignées sur des étagères mêlaient leurs camaïeux aux pintes de bières, brunes et blondes, bavant sur le comptoir. (...)
(...)
— Vous pouvez entrer, la voie est libre, lui dit Christophe un sourire au coin des lèvres.
   Ce sourire était un des traits de sa physionomie qui déplaisait le plus au Professeur. Il ne savait jamais si son jeune collègue se moquait de lui ou, pire encore, s’il le trouvait plaisant.
  Cette table, là-bas, dans l’alcôve, vous convient-elle? lui demanda Christophe.
Leedham leva un sourcil, puis l’autre, sans quitter son compagnon des yeux.   Lentement, il ôta la pipe de sa bouche.
— Monsieur d’Armencourt, vous m’avez mal compris ; ce n’est pas un rendez-vous galant que je vous propose.
— Ah ! Vous trouvez l’alcôve un peu trop… hum, intime peut-être ? en conclut Christophe.
— Intime, oui. Peut-être qu’une de vos vieilles tantes quercinoises pourrait nous tenir la chandelle. Mais… pensez à tous ces yeux que vous ne voyez pas et à toutes ses bouches que vous pourriez entendre…
— Bien, bien, choisissez, fit Christophe en désignant la salle.
— Voyez-vous, poursuivit le Professeur en traversant la pièce, peut-être que dans une dizaine d’années j’accepterai de partager un guéridon avec vous, mais pour l’instant, nous nous contenterons de celle-ci, dit-il en désignant la plus longue table accolée au mur du fond.
   Il s’assit à une extrémité et commença à bourrer sa pipe tandis que Christophe posait sa sacoche de cuir à ses pieds. Rétrospectivement, il s’était demandé si Leedham ne l’avait pas choisie non pas à cause de sa taille mais surtout parce que personne ne pourrait surprendre un mot de leur conversation.
— Que voulez-vous boire ? lui demanda le jeune homme qui avait très vite compris qu’il devait l’inviter.
— Une pinte d’Adnams Broadside et veillez à ce qu’ils remplissent bien le verre, répondit le Professeur en tirant sur sa pipe.
   Leedham enleva son manteau de laine écossaise qu’il posa sur le dossier de sa chaise. En un coup d’œil, Christophe remarqua les différentes strates qui empâtaient la silhouette osseuse de son convive : deux pulls et au moins une chemise à  col pointu enfilés l’un sur l’autre ralentissaient ses mouvements et lui donnait la souplesse d’un poupon de feutrine. Ce n’était pourtant que le début de l’hiver, un hiver qui promettait d’être particulièrement rigoureux.
   Christophe revint bientôt avec deux pintes de bière ; de la mousse coulait le long de ses doigts épais. Il tenait un paquet de cacahuètes serré entre ses dents. Le Professeur observait sans les voir des photos sépia suspendues au mur…pique nique dans les jardins de King College dans les années trente, régates au long de la Cam, gondole sous le Pont Mathématique… Même assis, Leedham avait l’air de vous toiser. Mais Christophe ne pouvait lui en vouloir; pas encore. Il avait tant d’admiration pour ce géni bourru. Un anthropologue hors du commun dont il avait dévoré les récits, les analyses sur ses expériences en Inde et en Afrique. Si on lui avait dit, ne serait-ce que l’an passé, qu’il mangerait des cacahuètes à Cambridge en sa compagnie, il ne l’aurait sans doute pas cru.
­— Monsieur d’Armencourt…, fit Leedham sans attendre, j’ai besoin de vos yeux…
   Christophe fit mine de reculer. Leedham n’était-il pas –entre autre - spécialiste de la symbolique des actes chirurgicaux ?
— Mes yeux ? répéta t-il, réticent.
— De votre regard…votre regard est un scalpel, fin et tranchant. J’aurais besoin de sa lame.
   Le jeune français ne trouvait rien à répondre, surpris par ce qui, venant du professeur, ressemblait à un compliment.
— Vous souvenez-vous de cet…hum…incident, peu de temps avant Noël ? marmonna sans attendre Leedham.
— Un incident, Alec ? questionna Christophe qui savait très bien de quoi il en retournait.
 C’est à contrecœur qu’il utilisait le prénom de son supérieur hiérarchique. Mais tel était la tradition au sein de l’université de Cambridge, quel que soit le degré d’ancienneté de ses membres.
   Leedham essayait de rallumer sa pipe ; ses doigts agités consumaient en vain ses dernières allumettes. Il la posa enfin sur la table avant d’avancer son nez aquilin vers le jeune homme.
  Christophe, je vous saurais grés de ne pas me faire perdre mon temps…ce n’est pas comme si nous avions beaucoup de temps, d’ailleurs.
     Christophe se ravisa. Sans doute avait-il poussé trop loin ses sarcasmes.
— Oui, je me souviens. Un rictus nerveux contracta sa bouche. «Incident»… le mot est faible, vous ne trouvez pas ?  fit-il en s’engonçant à nouveau dans son fauteuil. Quitte à vous paraître mélodramatique, d’autres mots, plus appropriés, me viennent à l’esprit: meurtre, sadisme, férocité…
— Christophe, l’interrompit froidement le Professeur, tant que vous travaillerez pour l’Université de Cambridge, je vous prierai de ne pas user de ce vocabulaire concernant cette malencontreuse affaire…du moins en public. Gardez donc vos traits d’esprits pour les membres de votre équipe de cricket. Ce que fait un français dans une équipe de cricket, je me le demande mais… pour en revenir à ce qui explique votre présence ici…
 Il reprit son souffle avant de continuer : 
— Que je vous rassure, poursuivit-il, rien de comme ça ne s’est produit à Cambridge depuis…enfin, depuis un certain temps. Pour ce qui relève de meurtres et assassinats en tout genre, je dois avouer, pour une fois, la supériorité incontestable d’Oxford, ajouta-t-il en se raclant la gorge.
   Il enfonça un de ses ongles taillé à la perfection dans sa barbiche grisonnante et toute aussi soignée.
— Etranglée, la poitrine recouverte de cailloux, les mains attachées, traînée en chemise de nuit derrière le portail de St John’s College…sans oublier le poupon macabre à ses côtés!
— Oui, c’est dommage, c’est bien dommage…pensa le professeur à mi-voix.
— Bien dommage pour l’université ou cette fille ? demanda Christophe, sans trop d’espoir.
   Il n’avait pas encore pris goût aux euphémismes anglo-saxons. Mais où le Professeur voulait-il en venir ? se demanda t-il.
— Bien dommage pour la victime, évidemment… s’offusqua Leedham. Elle était en troisième année à Newnham College, brillante, paraît-il, ou du moins ainsi va la rumeur. Quand la rumeur frôle la mort elle tourne parfois en caresse.
   Il observait Christophe. Tout en ce Français lui déplaisait : ses yeux disparaissaient derrière de trop longues boucles brunes ; des dents espacées et pointues semblaient déchiqueter les mots qui s’échappaient de ses lèvres charnues…ou peut-être était-ce son accent français qui empâtait les syllabes, de sorte que tout mot sonnait comme un gros mot. Il vous éclatait au visage. Il avait toujours une moue ironique aussi irritante que son assurance et aussi indélébile que ses tâches de rousseur. Mais, pire que tout cela, Christophe d’Armencourt, Querçinois d’origine, avait ce que le Professeur appelait le rire américain : haut et fort, sans aucune retenue. Ceci était impardonnable. Au même titre que les crimes contre lèse-majesté et la piraterie, Leedham aurait fait figurer ces « gloussements » - pour reprendre ses propres termes - sur la liste des crimes encore punis par la peine capitale.
— Miss Edwards, Georgina, étudiait la littérature chinoise et la politique ; elle était clarinettiste aussi et venait de décrocher un rôle en bas résille dans une comédie musicale, avança le Professeur, les pensées perdues dans les remous dorés de sa bière.
Il n’en avait pas encore bu une seule gorgée. Je n’en sais guère d’avantage pour l’instant mais Professeur Barnes, son directeur spiritutuel, devrait, entre autres, pouvoir éclairer ma lanterne.
— Sans doute, dit Christophe qui se demandait bien où le Professeur voulait en venir.
   Comme il s’y attendait, le Professeur ne releva pas l’irritation que laissait transpirer sa réponse.
— Ecoutez, Christophe, lisez-vous le Times quelquefois ?
— Mes lectures sont un peu plus centristes que cela…
— Qu’importe, le coupa Leedham, tous les journaux en parlaient au lendemain de sa mort. Miss Georgina Edwards aurait grandi à York, une enfance pleine de citrouilles à Halloween, de feux d’artifice la nuit de Guy Fawkes, de sucres d’orge dans les chaussettes à Noël…enfin….il ne faut sans doute pas croire un mot de tout ça, mais ce sont les informations que les médias nous donnèrent en pâture. Georgina serait arrivée à Cambridge il y a deux ans et demi de cela et aurait fini ici, derrière le portail de notre Collège.
— Vous craignez que notre College soit compromis… je comprends, mais donnez leur donc le temps de …
   Leedham l’interrompit.
  Le dossier est fermé.
— Comment le savez-vous ? L’enquête vient à peine de commencer, rétorqua Christophe d’abord incrédule.
— Je le sais, c’est tout.
— Mais souvenez-vous, dans son article, l’inspecteur chargé de l’enquête stipulait qu’il mettait un point d’honneur à retrouver le coupable… s’exclama Christophe, un peu trop fort.
— Oui et je peux vous assurer que l’inspecteur Parker était sincère… Quitte à sacrifier plus qu’il ne le voudrait sur son chemin, lui certifia Leedham.
— J’avoue que je ne comprends pas : l’enquête est-elle close oui ou non ?
— Disons que les prochains indices, jusqu’au nom du coupable, ne feront sans doute pas la une de votre journal, quel qu’il soit, susurra le Professeur. Voyez-vous, Christophe…vous ne tarderez pas à découvrir que l’Université de Cambridge et la Ville, Cambridge, possèdent deux cœurs bien séparés… « Town and Gown » ! Monsieur d’Armencourt. « La Ville et la Pèlerine ! »… A votre âge je ne devais jamais m’aventurer hors de l’Université sans la pèlerine noire de mon College … Maintenant les signes distinctifs sont moins évidents… mais les affaires de l’Université doivent, autant que possible, être traitées au sein de l’Université… et c’est d’autant plus vrai quand un cadavre s’en mêle.
   Il s’arrêta une seconde, porta sa pinte de bière à ses lèvres avant de reprendre :
— Ce que je vais vous dire, vous ne devez en toucher mot à personne. J’ai beaucoup hésité avant de demander à vous voir… Je ne suis pas encore sûr que cela soit la bonne solution… mais c’est également la seule que j’ai trouvée car vous seul pourrez vous aventurer dans certains lieux sans éveiller des soupçons. Je suis sérieux et votre désinvolture, comment dire…latine pourrait vous être fatale si vous ne m’écoutez pas.
    Le visage de Christophe prit alors une expression qui intrigua Leedham : son regard s’assombrit, l’ironie déserta sa bouche. Leedham aperçut l’homme à l’état brut et il ne lui déplut pas. 


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