Saturday 1 June 2013


Après toutes ces heures consacrées à mes romans sur Cambridge et à un autre situé dans les jardins d'un monastère en Toscane, rédiger une nouvelle donne une satisfaction plus immédiate. Le spectre du point final étant moins éloigné. L'exercice n'est pas plus facile surtout quand il s'agit d'un mystère : les indices doivent être plus dilués, mieux cachés que dans un roman car la chute est à deux pas, ou du moins à quelques feuilles. Voici donc une de mes nouvelles  "Une petite fille modèle" que je vous propose en épisodes, quelques lignes de plus chaque semaine....

Un coup d’œil au calendrier, sur son bureau, lui rappela qu’elle devait quitter l’Université de Cambridge dans moins de deux semaines. Sophie frissonna sous son chandail de laine claire. Peut-être ne devrait-elle pas attendre ; après tout, il n’était pas trop tard. Elle pouvait encore attraper le train de 19h25 pour King’s Cross, se laisser avaler par l’eurostar et regagner Paris. Mais une maladive envie de savoir la rongeait. A 29 ans, elle avait pourtant appris jusqu’où ses envies pouvaient la conduire.

Elle s’approcha de la fenêtre en ogive qui surplombait Great Court. Des étudiants enfonçaient leurs pas dans la neige. Tête baissée, ils se précipitaient sous les portes étroites qui éventraient Trinity College.  Seule la nuit semblait frôler leurs confidences. Elle détourna vivement la tête ; comme si cela suffisait pour oublier.




Sophie repensa alors à la bûche de Noël. Oui, c’était une idée. Pas une bonne idée mais une idée nécessaire. Becky ne serait pas rentrée. Elle aurait tout son temps. Depuis moins d’un mois, Sophie partageait, en effet, la cuisine avec une jeune archéologue qui étudiait de près quelques ossements celtiques ainsi que nombre d’amants tous plus charnus les uns que les autres. Pour compenser, précisait-elle. Becky découchait, le plupart du temps. Tout ceci donnait à Sophie une agréable illusion d’indépendance.  

Les ingrédients énumérés dans son cahier de cuisine gisaient, comme sous des noms d’emprunt, sur les étagères de chez Marks and Spencer, en face la place du marché. Jusqu’à la crème de marron de l’Ardèche ; c’était inespéré. Elle se félicita de ne pas avoir succombé au pain aux raisins. Ses 1m52 et son goût inexistant pour l’exercice la condamnait à collectionner les régimes comme d’autres entassent les petites cuillères. Elle souffrait gracieusement de ses rondeurs nomades, quatre ou cinq kilos de trop qui s’agrippaient par-ci par-là depuis qu’elle avait fait la fatale erreur de succomber à son premier muffin.

Il ne lui restait qu’une heure et demi avant de gravir l’escalier qui montait aux appartements d’Agatha. En effet, comme tous les jeudis soirs à 18h30, Sophie irait donner son cours de conversation française au Professeur Agatha Whitecross. Aujourd’hui, le thème de leur discussion était, bien évidemment, tout trouvé. D’ailleurs Agatha le lui suggèrerait certainement elle-même. A 71 ans, elle ne quittait jamais ses appartements lovés au dernier étage du college. Aussi Sophie ne s’était pas étonnée qu’elle veuille un peu de compagnie d’autant plus qu’Agatha parlait un français remarquable. De toute façon, Sophie n’avait guère le choix : elle avait investi tout l’argent de sa bourse de recherche dans un ipad, un sac à main et surtout ces quelques jours passés avec Tristan dans le Lake District.

Elle poussa la porte de la cuisine ; un parfum de vanille vint alors lui effleurer les narines. La table était nette. Sur l’évier s’égouttaient deux plats et une grande cuillère de bois. Sophie tourna la tête : l’arôme venait du four sur lequel elle découvrit une inscription: « Ne pas ouvrir. Merci. Alex. »

— Ne pas ouvrir?  Alex ?  lut-elle à haute voix.

C’est alors que la porte de la cuisine s’entrebâilla laissant apparaître un jeune homme qu’un col roulé et une paire de jean épaississaient à grand peine.

Voici donc le coupable, pensa Sophie. Trop grand, trop maigre, elle trouva à l’inconnu l’attrait d’un échalas. Elle lui parut plus jolie qu’il ne l’aurait voulu. Un je-ne-sais-quoi d’irrésistible flottait sur ce bout de femme perchée sur des talons trop hauts. Peut-être était-ce son regard clair, vif, souligné par ses pendants d’oreilles ou ce mélange chandail tailleur surplombé par une moue enfantine.

— Rassurez-vous, je ne suis que de passage, lança-t-il.

Il scruta la vitre du four et parut content du résultat.

— Le peu que j’entrevois semble prometteur ! fit-il en s’asseyant en face d’elle. Vous comprenez,  c’est l’anniversaire de Becky et elle est accro de mes  cupcakes 

  Vos chefs-d’œuvre doivent rester encore longtemps dans le four ? J’ai une bûche de Noël à faire… marmonna-t-elle.

L’échalas risquait de tout gâcher. Alex ne sembla pas saisir le sous-entendu. Il demanda :

— Vous devez être Susie, sa colocataire ?

Il la regardait maintenant de haut en bas. Pas très haute, il eut vite fait.

— Sophie, corrigea t-elle.

— Votre accent, poursuivit-il… français… vraiment charmant !

— Ah ! Vous le trouvez prononcé, s’inquiéta Sophie dont l’arrogance l’emporta un instant sur l’inquiétude.

—Mais il n’y a pas de mal à ça, dit-il en jouant du bout des doigts avec la clef de sa chambre. Parisienne ?

Il déploya ses jambes sous la table de la cuisine.

— Niçoise, coupa sèchement Sophie…c’est un peu plus bas sur la carte… Mais j’étudie à Paris…Science-Po, précisa t-elle.

A son tour elle se mit à l’observer, l’œil en coin, comme un pigeon. Ses yeux s’arrêtèrent alors sur sa bouche. Plus qu’une bouche : une large fente bordée par des lèvres fines, humides, des lèvres qui, elle en eut tout à coup le sentiment, elle avait déjà embrassées...

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